Intraduisibilité

L'intraduisibilité est le caractère d'un texte ou d'un énoncé dans une langue donnée, auquel on ne peut faire correspondre aucun texte ou aucun énoncé dans une autre langue. Ce concept est parfois évoqué au moyen de l'expression italienne Traduttore, traditore (« Traduire, c’est trahir », ou littéralement, « traducteur, traître »).

Survol

Les mots sont plus ou moins difficiles à traduire selon leur nature et selon l'expérience du traducteur. La polysémie des mots n'est par exemple pas la même dans chaque langue, ce qui permet de jouer sur les connotations implicites de chacune avec pour effet une distorsion de sens involontaire ou non. Cet effet est recherché pour lui-même en poésie mais peut l'être pour ses effets dans le langage politique.

Souvent, quand un texte ou un énoncé est considéré comme « intraduisible », il s'agit plutôt d'une « lacune », c'est-à-dire l'absence littérale d'un mot, d'une expression ou d'une tournure de la langue d'origine dans la langue cible.

Pour combler la lacune, le traducteur peut avoir recours à différents procédés de traduction.

Procédés de traduction

Parmi les procédés de traduction auxquels un traducteur peut recourir pour combler des lacunes, on trouve :

  • le contexte (pour seulement quelques mots dans une phrase) ;
  • l'équivalence (utilisé pour les expressions : « tourner autour du pot », « donner sa langue au chat », etc.) ;
  • le chassé-croisé : (« He swims across the river » devient « il traverse la rivière à la nage », et non « il nage à travers la rivière »)[note 1] ;
  • La traduction littérale (La traduction mot à mot doit aboutir à une phrase ayant du sens : « I left my book on the table downstairs » donne « j'ai laissé mon livre sur la table en bas »).

Adaptation

Une adaptation, que l'on appelle aussi « traduction libre », est un procédé de traduction par lequel le traducteur remplace la réalité sociale ou culturelle du texte de départ par une réalité correspondante dans le texte d'arrivée. Cette nouvelle réalité sera plus adaptée au public du texte d'arrivée.

Par exemple, dans la traduction anglaise de la bande dessinée belge Les Aventures de Tintin, le compagnon canin de Tintin, Milou devient Snowy ; en néerlandais il se nomme Bobby. De la même façon, les détectives Dupond et Dupont deviennent Thomson et Thompson en anglais[note 2], Jansen et Janssen en néerlandais, Schultze et Schulze en allemand et ainsi de suite.

Quand le dramaturge québécois Michel Tremblay adapta la pièce de Gogol, Le Revizor, sous le titre Le gars de Québec, il transposa l'action de la pièce de la Russie à sa province natale.

On rencontre des cas d'adaptation souvent dans la traduction de poésies, d'œuvres théâtrales et de publicités.

Calque

Un calque est un procédé de traduction par lequel le traducteur traduit une expression ou quelquefois un mot de la langue d'origine littéralement dans la langue d'arrivée, transposant les éléments de l'expression mot à mot.

Le résultat est parfois catastrophique : dans L'Empire contre-attaque, la phrase anglaise This is why your friends are made to suffer (« C'est pourquoi on fait souffrir tes amis ») devient, en version française, C'est pourquoi tes amis sont faits pour souffrir.

Compensation

Une compensation est un procédé de traduction par lequel le traducteur contourne des difficultés stylistiques dans le texte de départ en introduisant des effets stylistiques ailleurs dans le texte d'arrivée.

Par exemple, bien des langues possèdent deux formes de pronom à la deuxième personne : une informelle et une formelle (en français, tu et vous, en espagnol, et Usted, en allemand, du et Sie, pour ne nommer que ces exemples). En anglais, la distinction T(u)-V(ous) n'existe plus, ce qui oblige le traducteur à recourir à une compensation, soit en utilisant des prénoms ou un surnom, soit en utilisant des formulations syntaxiques considérées comme informelles en anglais (I'm, you're, gonna, dontcha, etc.).

Voir aussi Myron Tribus#Citations.

Emprunt

Un emprunt est un procédé de traduction par lequel le traducteur utilise un mot ou une expression du texte de départ tel quel.

Un emprunt s'écrit normalement en italique s'il n'est pas considéré comme ayant été intégré dans la langue d'arrivée.

Périphrase

Une périphrase est un procédé de traduction par lequel le traducteur remplace un mot du texte de départ par un groupe de mots, ou par une expression, dans la langue cible. Exemple : la traduction du substantif anglais brinkmanship par « stratégie du bord de l’abîme ».

Note du traducteur

Une note du traducteur, abrégée en NDT, est une note que le traducteur ajoute pour fournir de l'information qu'il considère utile sur les limites de la traduction, la culture du texte de départ, ou toute autre information.

Intraduisibilité de la poésie et des calembours

Deux champs où les textes frôlent le plus l'intraduisibilité sont la poésie et les calembours : la poésie, par l'importance qu'y jouent les sonorités (la rime) et les rythmes de la langue source, les calembours, par le fait qu'ils sont intimement liés au génie de la langue source.

Cela dit, bien des procédés de traduction mentionnés peuvent s'utiliser dans de tels cas. Par exemple, un traducteur peut introduire un nouveau calembour ailleurs dans le texte pour « compenser » un calembour « intraduisible ».

Quelques exemples de mots intraduisibles directement en français

Mot Origine Tentative de traduction
Heimweh allemand Le mal du pays, voir aussi Heimat
Mudit sanskrit Le bonheur qu'il y a à voir l'autre heureux
Tartle gaélique écossais Le fait d'hésiter car on a oublié le nom de la personne qu'on tente de présenter
Gigil filipino L'envie irrésistible de pincer quelqu'un de trop mignon
Waldeinsamkeit allemand L'harmonie éprouvée avec la nature quand on se promène dans une forêt
voorpret néerlandais Le plaisir d'anticiper quelque chose d'agréable qui va venir prochainement
こもれび ou 木漏れ日 japonais La lumière du soleil qui arrive à franchir la barrière des feuilles de la canopée
kalsarikännit finnois Se prendre une cuite en solitaire chez soi en sous-vêtements
Pålegg norvégien Ce qu'on peut mettre comme accompagnement sur une tranche de pain
Lagom suédois Le fait de satisfaire tout le monde en moindre mal
abbiocco italien Le besoin de sieste après un repas copieux
abschrecken allemand Le fait de passer un aliment juste cuit à l'eau froide

Les mots du tableau ci-dessus sont en fait difficiles à traduire concrètement par un seul mot dans une autre langue, parce qu'ils sont liés à une habitude ou une coutume particulière qui n'existe pas forcément ailleurs que là où ils sont nés, ou pas sous cette forme (au moins grammaticale). Le choix qui est fait est alors de les traduire par une périphrase qui explicite le contexte de sens.

Les intraduisibles "par essence"

Principe

Un cas un peu différent est celui des mots considérés comme définitivement intraduisibles "par essence", même par une simple périphrase, parce qu'ils expriment un concept tout à fait original et fortement lié à une identité culturelle précise et à un contexte historique et géographique fortement enraciné, en lien notamment avec un état d'âme, ou avec l'"âme" d'un peuple ou d'une musique, ou encore avec un concept dense et central d'un système philosophique... Si bien que le mot étranger est importé directement dans la langue d'accueil en tant que notion particulière sans équivalent traduit satisfaisant, donnant lieu à une version particulière du phénomène de l'emprunt linguistique, sans modification morphologique ; ce processus d'emprunt est relativement fréquent et relativement réciproque dans toutes les langues vivantes. Et donc l'emprunt linguistique se présente comme une version plus pérenne de l'emprunt lexical utilisé ponctuellement par le traducteur comme on l'a vu plus haut. Tout se passe comme si un nom commun voyait son signifié se stratifier et sa symbolique devenir tellement riche, et particulière dans sa langue d'origine, ou dans l'idiolecte et le système d'un philosophe, ou encore voyait sa dimension littéraire tellement surdéterminée, qu'il ne rencontre aucun équivalent satisfaisant dans les autres langues et qu'il devient un peu comme un nom propre, et à ce titre nécessairement intraduisible dans une autre langue et in-substituable même dans sa langue d'origine, désignant une réalité devenue unique[note 3], comme une antonomase inversée [note 4] en quelque sorte.

Exemples

C'est le cas notamment du mot espagnol duende (le "démon de l'inspiration" dans l'art flamenco), importé tel quel en anglais (en 1993[1]) et en français (1996) ; en effet, comme le dit Anne-Sophie Riegler dans sa thèse : Les enjeux d’une esthétique du flamenco : étude analytique et critique du duende[2] : « le topos veut que le duende, parce qu'irrationnel et idiosyncrasique, constituerait une réalité indicible transcrite [directement] par un terme intraduisible ». C'est le cas d'autres mots comme le spleen (notamment chez Baudelaire), ou comme la saudade[3] luso-brésilienne, ou encore le feeling[note 5], le swing en musique…

On peut noter que c'est souvent déjà le cas pour des concepts originaux importés directement des langues et philosophies étrangères comme l'ubuntu de Mandela (solidarité nécessaire de l'humanité ou "intrication" de l'espèce) ou l'ahimsa des philosophies indiennes (respect de la vie ou non-violence absolue), ou le cogito de Descartes ("je pense", ou conscience intime d'être et d'exister du "je" qui pense) ou encore le Dasein de Heidegger (l'« être-là » conscient de sa mort et aussi d'être-au-monde)[4]. C'est aussi souvent le cas des courants littéraires, artistiques ou musicaux originaux, désignés sans traduction, comme le Nouveau Roman français ou la Nouvelle Vague du cinéma français, ou la Bossa Nova (littéralement "nouvelle vague" en français, justement : ne pas traduire pour ne pas confondre !) de la musique brésilienne, ou encore la Nueva Canción du Chili. Et c'est bien sûr le blues, singulier pluriel en français qui désigne à la fois un état d'âme mélancolique et "cafardeux" comme le spleen et la saudade justement, et aussi un genre musical de la complainte existentielle des afro-américains du sud des États-Unis issus des chants de travail et des negro spirituals des anciens esclaves, subissant alors encore la ségrégation raciale aux États-Unis.

Théorie de l'intraduisibilité

Barbara Cassin, à la tête de son équipe de chercheurs, a fait une recension à la fois linguistique et philosophique de ces intraduisibles "par essence" dans son ouvrage : Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles[5], où elle interroge le concept d'intraduisibilité tant en compréhension, le reliant à différentes théories de la traduction, qu'en extension, étudiant de nombreux exemples de mots dits intraduisibles dans plusieurs langues européennes, pour « constituer une cartographie des différences philosophiques européennes, en capitalisant le savoir des traducteurs [et en] explorant le lien entre fait de langue et fait de pensée, [prenant] appui sur ces symptômes que sont les difficultés de passer d'une langue à l'autre »[6], particulièrement en philosophie, grande pourvoyeuse en termes intraduisibles justifiant d'un emprunt direct (voir bibliographie). Dix ans après, elle élargit sa réflexion sur le thème de l'intraduisibilité, à partir de l'expérience de la traduction justement, ou plutôt de la réinvention en d'autres langues du Dictionnaire des intraduisibles, dans un nouvel ouvrage collectif : Philosopher en Langues: Les Intraduisibles en Traduction[7], qui « constitue un manifeste à la fois philosophique et politique pour la diversité des langues. La traduction, comme savoir-faire avec les différences, devient visiblement l'un des meilleurs paradigmes, sans doute aujourd'hui le plus fécond, pour les sciences humaines »[8].

Un contre-exemple étonnant

Un roman qui peut paraître intraduisible est La Disparition, de Georges Perec, qui ne comporte pas une seule fois dans son texte la lettre e. Cette traduction a cependant été réalisée, y compris en anglais (A Void par Gilbert Adair, 1995) où cette lettre est encore plus fréquente qu'en français. Dans d'autres langues, la traduction n'a pu être réalisée qu'en omettant une autre voyelle (a en espagnol, i en japonais, o en russe)[9].

Notes et références

Notes

  1. Voir à ce propos la notion de cadrage verbal ou satellitaire.
  2. Ce qui oblige pour le coup à y traduire autrement le nom du contrebandier Allan Thompson !
  3. Voir à ce sujet le problème philosophique de référence du nom propre dans l'article consacré à ce sujet : le nom propre (philosophie)
  4. L'antonomase est couramment la figure qui consiste à utiliser un nom propre à la place d'un nom commun, comme lorsqu'on dit "un frigidaire" pour "réfrigérateur". Ici, à l'inverse, c'est un nom commun (substance spécifique désignant une catégorie de plusieurs objets), mais dont le sens s'enrichit tellement qu'il se singularise au point de désigner un référent unique, comme le nom propre : par exemple l'infinitif substantivé allemand Dasein ("l'être-là", ou la "présence", ou "l'existence"), lorsqu'il désigne le concept central du système et du maître ouvrage Être et Temps du philosophe Martin Heidegger, désignant tout à la fois la singularité de la conscience de soi, de la mort et de l'être-au-monde de l'humain, devient la désignation d'un référent conceptuel unique, intraduisible et donc importé tel quel dans les langues autres que l'allemand, en conservant sa majuscule initiale (comme les noms propres en français) et mis en italique pour le marquer comme emprunté.
  5. Voir aussi l'article de Wikipédia en anglais consacré à ce concept spécifique et "fuyant" du feeling.

Références

  1. New Oxford Dictionary, 1993
  2. thèse qu'on pourra lire intégralement en ligne ici : Anne-Sophie Riegler, « Étude analytique et critique du duende, résumé », sur HAL archives ouvertes.fr, (consulté le ), p. 2.
  3. Adelino Braz, « L’intraduisible en question: l’étude de la saudade », RiLUnE,‎ , p. 1, 5, 6 (lire en ligne)
  4. On pourra consulter ici l'article de François Vezin, traducteur en français de Heidegger, sur la difficulté et la traductibilité tout ensemble du philosophe allemand : François Vezin, « Philosophie et pédagogie de la traduction », sur CAIRN.INFO, (consulté le ), § 21 note sur le mot Dasein.
  5. Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Seuil et Le Robert, , 1560 p. (ISBN 978-2-02-030730-7 et 2-02-030730-8)
  6. extrait de la 4e de couverture, à consulter ici : collectif, « Vocabulaire européen des philosophies », sur Amazon, (consulté le ).
  7. Barbara Cassin, Philosopher en Langues : Les Intraduisibles en Traduction, Paris, Éditions Rue d'Ulm, coll. « Études de littérature ancienne », , 222 p. (ISBN 978-2-7288-0523-5 et 2-7288-0523-7)
  8. extrait de la 4e de couverture, à consulter ici : collectif, « Philosopher en Langues : Les Intraduisibles en Traduction », sur Amazon, (consulté le ).
  9. Gerardo Acerenza, « Stratégies de traduction des phrases (dé)figées dans La Scomparsa, version italienne de La Disparition de Georges Perec », Translationes, vol. 9, no 1,‎ , p. 55–70 (ISSN 2067-2705, DOI 10.1515/tran-2017-0003, lire en ligne, consulté le )

Voir aussi

Bibliographie

  • Cassin, Barbara. "Traducir los intraducibles: una revisión". Trad. César Domínguez. 1616: Anuario de Literatura Comparada 7 (2017): 29-40. [1]
  • Marco A. Fiola, « La formation des interprètes autochtones et les leçons à en tirer », dans The Critical Link 3: Interpreters in the Community : Selected Papers from the Third International Conference on Interpreting in Legal, Health and Social Service Settings, John Benjamins Publishing, (ISBN 978-90-272-1652-6, lire en ligne), p. 139–140
  • Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin (dir.), coédité par les éditions du Seuil et Le Robert, 2004, (ISBN 2020307308 et 978-2020307307)

Articles connexes